lundi 7 décembre 2009

Marre de souvenirs

La mémoire est souvent la qualité de la sottise : elle appartient généralement aux esprits lourds, qu'elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge.
François René de Chateaubriand.
Mémoires d'Outre-tombe.
Non que j’aie tant d’heures que ça à perdre, je suis un homme occupé ; j’ai ce qu’on appelle une famille, un travail, des responsabilités donc, tout cela prend du temps, ça n’en laisse pas beaucoup pour raconter ses souvenirs. D’autant que des souvenirs, j’en ai, et une quantité considérable même. Je suis une véritable usine à souvenirs.
Jonathan Littel.
Les bienveillantes.



― C’est ton parapluie ?
― Non, mais il ressemble beaucoup à un parapluie que j’ai eu.
― Ah tiens, c’est vrai ! Et ce n’est pas le tien alors ?
― Non, le mien, je l’ai perdu l’année dernière. Je perds toujours mes parapluies.
― Tu ne peux pas répondre concrètement à une question ? Tu ne peux pas dire « oui » ou « non », simplement ?
― Il m’a demandé deux fois si c’était mon parapluie, et je lui ai expliqué que ce n’était pas le mien parce que je l’ai perdu l’année dernière.

Il aurait pu continuer ainsi : « Je l’ai laissé dans un auditoire, à la Fac de Lettres. J’avais assisté à une conférence sur Nicolas Bouvier, puis j’étais parti avec une dame du Centre Culturel dans sa voiture. Je ne sais pas exactement où je l’ai mis ; il se peut que je l’aie laissé dans la voiture de cette femme, ou à l’auditoire. Dans tous les cas, je l’ai perdu. » Mais il a compris qu’elle allait s’esclaffer de rire. Ou peut-être aurait-elle pouffé ? Peu importe. Il ne l’a pas privée d’amusement à vrai dire... Plus tard elle pourrait le taquiner à propos d’une coquille assez niaise.

Cela m’arrive souvent d’être envahi par des souvenirs. Et je ne suis pas vieux, comme vous pourriez m’imaginer. En fait, je suis quatre fois plus jeune que mon grand-père paternel, qui habite à La Quintana. Mais cette courte vie m’a permis d’être en relation avec quantité de gens qui m’ont relaté des tas d’histoires qui sont toutes emmagasinées dans ma tête. Non qu’elles m’intéressent toutes. Simplement, et c’est assez fâcheux parfois, je ne peux pas m’en défaire.

C’est, je crois, que j’ai toujours été dans la périphérie. J’ai toujours été un observateur. Les moments où j’ai vraiment été protagoniste se réduisent à quelques conférences, plusieurs concours d’art oratoire, deux ou trois réunions où j’ai exprimé mon avis (en général je suis silencieux, tant mes tantes et ma grand-mère ont insisté sur l’idée du respect de la parole des plus vieux, même quand ils se fourrent le doigt dans l’œil) et une ou deux interviews à la télé. Ah oui, et ces deux ans et quelques mois à la radio. Je ne danse pas, je ne chante pas en public, je fais de la musique en solitaire, j’écris pour moi-même, et un taciturne ne peut vraiment devenir un protagoniste en dehors des romans. C’est pourquoi je parlais de moi à la troisième personne au début de cette narration rébarbative, et cela risque de se répéter tout au long du récit.



J’ai appris récemment qu’une bonne mémoire est celle qui sait faire le triage des souvenirs, qui expédie tout ce qui est banal ; si elle fonctionne efficacement, elle efface les événements sans importance et privilégie les acquis, c’est-à-dire, les expériences vécues, qui touchent directement l’individu.

Je ne sais pas me débarrasser des événements. Autrement dit, je ne sais pas différencier un événement de ce qui ne l’est pas. Car si j’étais capable de cette distinction, je n’attacherais pas autant d’importance à l’arrière-plan. En revanche, j’enregistre chaque détail : cette égratignure du papier, cette tache dans le plafond, cette ride dans la mise de mon voisin, ce mot rare qu’on n’utilise guère, son effet sur mon interlocuteur (tiens, une anaphore infidèle !), la position dans laquelle elle se trouvait pendant notre entretien, ce qu’elle faisait de ses mains, ce qu’elle a dit avant de me quitter, pour s’excuser, ou pour me faire savoir combien je l’ennuyais.



Je m’intéresse beaucoup au mouvement. Curieusement, la proxémie est loin d’être ma plus grande force. Je suis plutôt maladroit, et je suis décidément idiot en ce qui concerne le déchiffrement du langage corporel, je ne le maîtrise pas. Peut-être suis-je trop conscient de ce que je fais ; et les gestes n’appartiennent pas au domaine du « conscient ». Il m’est pourtant facile de me rappeler qu’on les classe en deux grandes catégories, les gestes d’expression et les gestes d’accentuation. Je n’ai aucun mal à reconnaître non plus la connotation de telle moue, de tel clignement de l’œil, de tel sourire. Je ne suis pas engourdi après tout. Mais si on me plaçait dans une chambre, où je devrais interagir avec d’autres individus, afin d’étudier le langage corporel humain, les scientifiques se planteraient dans toutes leurs conclusions. Je ne constitue pas un bon corpus.

L’humour est une autre histoire. Certains rient avec moi, d’autres rient de moi, d’autres encore ne rient pas du tout.



Je vous disais donc que je suis loin d’être en mal de souvenirs. Ce jour-là, par exemple, j’avais fait la connaissance du copain d’une camarade de la Fac de Lettres. C’était à l’occasion de la mise en scène d’une pièce de théâtre polonaise, je crois. Il ne m’avait pas impressionné mais je ne me suis pas fait une mauvaise idée de lui non plus. Plus tard je regretterais de le rencontrer souvent.

Il ne s’en rend pas compte mais il dit plus qu’il ne voulait dire. Il aurait dû dire « Plus tard je regretterais de faire sa connaissance et d’être en sa compagnie quand on sortait avec Diane, Rose et Tania. » Il ne s’est pas exprimé correctement, et il le saura plus tard, quand il pensera à ce qu’il a fait pendant la journée, dans le bus, la tête appuyée contre la vitre, à côté d’une femme qui ne laisse pas passer deux minutes sans parler au mobile, et qui n’a aucun scrupule à publier sa dernière rencontre sexuelle avec un type qui n’était pas son ami. Elle oubliera peut-être qu’elle devait apporter une boîte de thon et des tomates pour la salade composée que sa mère allait préparer pour la réunion des parents à l’école de sa petite sœur (qui ne rentrait toujours pas). Sa respiration, et en conséquence son existence, était foncièrement limitée à la phonation ; elle se taisait et elle crevait.

Il aurait aimé qu’elle se taise.

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