mardi 28 avril 2009

Le Corbeau

UNE fois, par un minuit lugubre, tandis que je m’appesantissais, faible et fatigué, sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié — tandis que je dodelinais la tête, somnolant presque : soudain se fit un heurt, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre — cela seul et rien de plus.

Ah ! distinctement je me souviens que c’était en le glacial Décembre : et chaque tison, mourant isolé, ouvrageait son spectre sur le sol. Ardemment je souhaitais le jour — vainement j’avais cherché d’emprunter à mes livres un sursis au chagrin — au chagrin de la Lénore perdue — de la rare et rayonnante jeune fille que les anges nomment Lénore : — de nom pour elle ici, non, jamais plus !

Et de la soie l’incertain et triste bruissement en chaque rideau purpural me traversait — m’emplissait de fantastiques terreurs pas senties encore : si bien que, pour calmer le battement de mon cœur, je demeurais maintenant à répéter « C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée, à la porte de ma chambre — quelque visiteur qui sollicite l’entrée, à la porte de ma chambre ; c’est cela et rien de plus. »

Mon âme devint subitement plus forte et, n’hésitant davantage « Monsieur, dis-je, ou Madame, j’implore véritablement votre pardon ; mais le fait est que je somnolais et vous vîntes si doucement frapper, et si faiblement vous vîntes heurter, heurter à la porte de ma chambre, que j’étais à peine sûr de vous avoir entendu. » — Ici j’ouvris, grande, la porte : les ténèbres et rien de plus.

Loin dans l’ombre regardant, je me tins longtemps à douter, m’étonner et craindre, à rêver des rêves qu’aucun mortel n’avait osé rêver encore ; mais le silence ne se rompit point et la quiétude ne donna de signe : et le seul mot qui se dit, fut le mot chuchoté « Lénore ! » Je le chuchotai — et un écho murmura de retour le mot « Lénore ! » — purement cela et rien de plus.

Rentrant dans la chambre, toute mon âme en feu, j’entendis bientôt un heurt en quelque sorte plus fort qu’auparavant. « Sûrement, dis-je, sûrement c’est quelque chose à la persienne de ma fenêtre. Voyons donc ce qu’il y a et explorons ce mystère — que mon cœur se calme un moment et explore ce mystère ; c’est le vent et rien de plus. »

Au large je poussai le volet ; quand, avec maints enjouement et agitation d’ailes, entra un majestueux Corbeau des saints jours de jadis. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta ni n’hésita un instant : mais, avec une mine de lord ou de lady, se percha au-dessus de la porte de ma chambre — se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre — se percha, siégea et rien de plus.

Alors cet oiseau d’ébène induisant ma triste imagination au sourire, par le grave et sévère décorum de la contenance qu’il eut : « Quoique ta crête soit chue et rase, non ! dis-je, tu n’es pas pour sûr un poltron, spectral, lugubre et ancien Corbeau, errant loin du rivage de Nuit — dis-moi quel est ton nom seigneurial au rivage plutonien de Nuit. » Le Corbeau dit : « Jamais plus. »

Je m’émerveillai fort d’entendre ce disgracieux volatile s’énoncer aussi clairement, quoique sa réponse n’eût que peu de sens et peu d’à propos ; car on ne peut s’empêcher de convenir que nul homme vivant n’eut encore l’heur de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre — un oiseau ou toute autre bête sur le buste sculpté, au-dessus de la porte de sa chambre, avec un nom tel que : « Jamais plus. »

Mais le Corbeau, perché solitairement sur ce buste placide, parla ce seul mot comme si, son âme, en ce seul mot, il la répandait. Je ne proférai donc rien de plus : il n’agita donc pas de plume — jusqu’à ce que je fis à peine davantage que marmotter « D’autres amis déjà ont pris leur vol — demain il me laissera comme mes Espérances déjà ont pris leur vol. » Alors l’oiseau dit : « Jamais plus. »

Tressaillant au calme rompu par une réplique si bien parlée : « Sans doute, dis-je, ce qu’il profère est tout son fonds et son bagage, pris à quelque malheureux maître que l’impitoyable Désastre suivit de près et de très près suivit jusqu’à ce que ses chansons comportassent un unique refrain ; jusqu’à ce que les chants funèbres de son Espérance comportassent le mélancolique refrain de « Jamais — jamais plus. »

Le Corbeau induisant toute ma triste âme encore au sourire, je roulai soudain un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; et m'enfonçant dans le velours, je me pris à enchaîner songerie à songerie, pensant à ce que cet augural oiseau de jadis — à ce que ce sombre, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau de jadis signifiait en croassant : « Jamais plus. »

Cela, je m’assis occupé à le conjecturer, mais n’adressant pas une syllabe à l’oiseau dont les yeux de feu brûlaient, maintenant, au fond de mon sein ; cela et plus encore, je m’assis pour le deviner, ma tête reposant à l’aise sur la housse de velours des coussins que dévorait la lumière de la lampe, housse violette de velours dévoré par la lumière de la lampe qu’Elle ne pressera plus, ah ! jamais plus.

L’air, me sembla-t-il, devint alors plus dense, parfumé selon un encensoir invisible balancé par les Séraphins dont le pied, dans sa chute, tintait sur l’étoffe du parquet. « Misérable, m’écriai-je, ton Dieu t’a prêté — il t’a envoyé, par ces anges, le répit — le répit et le népenthès dans ta mémoire de Lénore ! Bois ! oh ! bois ce bon népenthès et oublie cette Lénore perdue ! » Le Corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète, dis-je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon ! Que si le Tentateur t’envoya ou la tempête t’échoua vers ces bords, désolé et encore tout indompté, vers cette déserte terre enchantée — vers ce logis par l’horreur hanté : dis-moi véritablement, je t’implore ! y a-t-il du baume en Judée ? — dis-moi, je t’implore. » Le Corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète, dis je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon ! Par les Cieux sur nous épars — et le Dieu que nous adorons tous deux — dis à cette âme de chagrin chargée si, dans le distant Eden, elle doit embrasser une jeune fille sanctifiée que les anges nomment Lénore — embrasser une rare et rayonnante jeune fille que les anges nomment Lénore. » Le Corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Que ce mot soit le signal de notre séparation, oiseau ou malin esprit, » hurlai-je, en me dressant. « Recule en la tempête et le rivage plutonien de Nuit ! Ne laisse pas une plume noire ici comme un gage du mensonge qu’a proféré ton âme. Laisse inviolé mon abandon ! quitte le buste au-dessus de ma porte ! ôte ton bec de mon cœur et jette ta forme loin de ma porte ! » Le Corbeau dit : « Jamais plus ! »

Et le Corbeau, sans voleter, siège encore — siège encore sur le buste pallide de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve, et la lumière de la lampe, ruisselant sur lui, projette son ombre à terre : et mon âme, de cette ombre qui gît flottante à terre, ne s’élèvera — jamais plus !

Edgar Allan Poe. Traduit par Stéphane Mallarmé.

Les étangs de brume


Ils apparurent bientôt du plus noir de la forêt, leurs corps fumants et diaphanes avançant avec calme et sans bruit, des fleur piquées dans les replis les plus secrets de leur peau, des glaïeuls sauvages, des anémones, les asphodèles, l’orchis mâle.

Leur toisons, teintes de fraises et de mûres écrasées, dégouttaient le long de leurs jambes; ils échangeaient des caresses, promenant leurs lents regards sereins sur les arbres et la surface de l’étang. Ils en firent trois fois le tour, échappant comme par miracle aux mailles des oiseleurs. Puis ils entrèrent dans l’eau.

Mais là était tendu un filet plus traître encore, mû par une mécanique savante. Les amants s’enfoncèrent dans l’onde, toujours plus sombre, toujours plus profonde, achevant sous les algues les gestes commencés. On ne vit bientôt plus que leurs têtes, comme cent têtes coupées sur un plateau d’obsidienne, puis leurs yeux se fermèrent.

- Hop ! hurlèrent les gendarmes avec une violence infernale.

Le filet circulaire se releva d’un seul coup.

Il était vide. Seules des araignées d’eau et deux libellules s’empêtraient dans les fils. Et l’on entendit une voix, mais elle était faite de beaucoup de voix assamblées, une voix qui disait:

- Nous sommes morts depuis longtemps. Mais vos enfants mangeront des raisins verts et nous ressusciterons.

S. Corinna Bille. Les étangs de brume. 1976. (Extrait).

Demain, dès l'aube

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et, quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Voir la bande dessinée.

Víctor Hugo. 1847

lundi 27 avril 2009

Les petits faunes



Dans ce parc aux pelouses où pas une herbe ne manque, il y eut soudain une belle jeune fille nue (ce qu’on n’avait jamais vu), sensible comme un violoncelle (ce qu’on n’avait jamais entendu), et les petits faunes arrivèrent. Avec des grimaces et des mauvaises manières. La jeune fille (qui n’avait jamais vu ça) voulut s’enfuir. Un pin, d’une branche la souleva. Les faunes à grands cris la réclamèrent, mais le pin la garda. « Merci ! » lui dit-elle. « Je vous aime », soupirait le pin. Il la berçait sans cesse et son parfum endormait la jeune fille.
Un matin, les petits faunes revinrent. Elle les trouva intéressants et, du pin, sauta dans l’herbe.

Corinna Bille. Cent petites histoires cruelles.

La jeune fille sur un cheval blanc


Cela débuta par une gifle violente qu’elle reçut sur la joue droite : une branche de pin. Quelques gouttelettes de sang perlèrent qu’elle essuya de la paume. Qu’avait donc vu son cheval ? Il venait de faire un bond de côté et se jeta en arrière, demeurant braqué sur ses pattes. Elle essaya de le maîtriser. Il se détendit et fonça au galop. Plus rien ni personne ne pourrait l’arrêter à présent ! Toute la forêt rompit ses amarres et cerna la jeune fille d’une ronde hostile. Elle ratatina sur sa selle, fouettée de toutes parts. Les secousses la blessaient, les rênes lui sciaient les doigts. Elle vit un grand pan noir de montagne basculer.

Soudain se dressa devant elle une main.

Et comme lorsque s’est arrêté le carrousel de la foire et que le monde tourne encore autour de lui, elle voit bouger mais lentement, de plus en plus lentement, les arbres, la colline, le pan de montagne noire. Entre ses cuisses raidies, la jument tremble couverte de sueur. Cette main, ce soleil à cinq branches qui s’est levé devant elle et qui l’a arrêtée, à qui appartient-elle ? À un homme. Il est debout devant elle, le visage offert et il la regarde durement. Avec amour. La jument hennit. Mais lui, il la tient ferme par le mors. La jeune fille pense que son bonheur sur la terre serait d’obéir à cet homme.

Corinna Bille. La jeune fille sur un cheval blanc. (Extrait).

Un duende misterioso


Trilby, el duende, murmura a Jeannie su endecha amorosa, insólita y nostálgica.

Cuando Jeannie, de regreso del lago, había visto perderse a lo lejos, adentrarse en una ensenada profunda, esconderse detrás de un cabo enclavado, palidecer en las brumas del agua y del cielo la luz errante de la barca viajera que llevaba a su marido y las esperanzas de una pesca afortunada, ella miraba aún desde el umbral de la casa, luego volvía a entrar suspirando, atizaba las brazas medio emblanquecidas por la ceniza, y hacía que su huso de cítiso diera piruetas mientras tarareaba el cántico de San Dunstán o la balada del resucitado de Aberfoil.

Y en cuanto sus párpados, pesados por el sueño, comenzaban a velar sus ojos cansados, Trilby, que envalentonaba el adormecimiento de su amada, saltaba ligeramente de su hoyo, brincaba con un gozo de niño en las llamas, haciendo saltar a su alrededor una nube de chispas de fuego, se acercaba más retraído a la hilandera dormida, y a veces, reconfortado por el soplo regular que se exhalaba de sus labios a intervalos medidos, avanzaba, reculaba, volvía otra vez, se precipitaba hasta sus rodillas rozándolas como una mariposa nocturna con el batir mudo de sus alas invisibles, iba a acariciar su mejilla, a arrollarse en los rizos de sus cabellos, a suspenderse de los aros de oro de sus orejas sin hacerlos pesados o a reposar sobre su seno murmurando con una voz más suave que el suspiro del aire apenas conmovido cuando muere sobre una flor de temblón:


“Jeannie, mi bella Jeannie, escucha un momento al amante que te ama y que llora por amarte, porque tú no respondes a su ternura. Ten piedad de Trilby, del pobre Trilby. Yo soy el duende de la choza. Soy yo, Jeannie, mi bella Jeannie, quien cuida al cordero de tus tiernos cariños y que da a su lana un lustre que lo disputa a la seda y a la plata. Soy yo quien soporta el peso de tus remos para ahorrarlo a tus brazos y quien impulsa a lo lejos las aguas que aquellos apenas han tocado. Soy yo quien sostiene tu barca cuando se inclina bajo el esfuerzo del viento y quien la hace navegar contra la marea como sobre una pendiente ligera.

Los peces azules del lago Largo y del lago Bello, esos que a la luz del sol bajo las aguas bajas de la rada hacen centellear los zafiros de sus dorsos deslumbrantes, soy yo quien los he traído de mares lejanos del Japón, para regocijar los ojos de la primera hija que traerás al mundo y que verás lanzarse a medias de tus brazos siguiendo sus movimientos ágiles y los reflejos variados de sus escamas brillantes.

Las flores que te sorprendes de encontrar por la mañana a tu paso por la más triste estación del año, soy yo quien voy a robarlas para ti en campos encantados cuya existencia no sospechas y donde yo moraría, si lo hubiera querido, risueñas moradas, sobre lechos de musgo aterciopelado que la nieve no cubre jamás, o en el cáliz perfumado de una rosa que no se marchita más que para hacer lugar a rosas más bellas. Cuando tú respiras un manojo de tomillo arrancado de la roca y sientes de repente tus labios sorprendidos con un movimiento súbito, como el impulso de una abeja que vuela, es un beso que te arrebato al pasar.”


Charles Nodier, Trilby o el Duende de Argail (1882)