lundi 7 décembre 2009

Marre de souvenirs

La mémoire est souvent la qualité de la sottise : elle appartient généralement aux esprits lourds, qu'elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge.
François René de Chateaubriand.
Mémoires d'Outre-tombe.
Non que j’aie tant d’heures que ça à perdre, je suis un homme occupé ; j’ai ce qu’on appelle une famille, un travail, des responsabilités donc, tout cela prend du temps, ça n’en laisse pas beaucoup pour raconter ses souvenirs. D’autant que des souvenirs, j’en ai, et une quantité considérable même. Je suis une véritable usine à souvenirs.
Jonathan Littel.
Les bienveillantes.



― C’est ton parapluie ?
― Non, mais il ressemble beaucoup à un parapluie que j’ai eu.
― Ah tiens, c’est vrai ! Et ce n’est pas le tien alors ?
― Non, le mien, je l’ai perdu l’année dernière. Je perds toujours mes parapluies.
― Tu ne peux pas répondre concrètement à une question ? Tu ne peux pas dire « oui » ou « non », simplement ?
― Il m’a demandé deux fois si c’était mon parapluie, et je lui ai expliqué que ce n’était pas le mien parce que je l’ai perdu l’année dernière.

Il aurait pu continuer ainsi : « Je l’ai laissé dans un auditoire, à la Fac de Lettres. J’avais assisté à une conférence sur Nicolas Bouvier, puis j’étais parti avec une dame du Centre Culturel dans sa voiture. Je ne sais pas exactement où je l’ai mis ; il se peut que je l’aie laissé dans la voiture de cette femme, ou à l’auditoire. Dans tous les cas, je l’ai perdu. » Mais il a compris qu’elle allait s’esclaffer de rire. Ou peut-être aurait-elle pouffé ? Peu importe. Il ne l’a pas privée d’amusement à vrai dire... Plus tard elle pourrait le taquiner à propos d’une coquille assez niaise.

Cela m’arrive souvent d’être envahi par des souvenirs. Et je ne suis pas vieux, comme vous pourriez m’imaginer. En fait, je suis quatre fois plus jeune que mon grand-père paternel, qui habite à La Quintana. Mais cette courte vie m’a permis d’être en relation avec quantité de gens qui m’ont relaté des tas d’histoires qui sont toutes emmagasinées dans ma tête. Non qu’elles m’intéressent toutes. Simplement, et c’est assez fâcheux parfois, je ne peux pas m’en défaire.

C’est, je crois, que j’ai toujours été dans la périphérie. J’ai toujours été un observateur. Les moments où j’ai vraiment été protagoniste se réduisent à quelques conférences, plusieurs concours d’art oratoire, deux ou trois réunions où j’ai exprimé mon avis (en général je suis silencieux, tant mes tantes et ma grand-mère ont insisté sur l’idée du respect de la parole des plus vieux, même quand ils se fourrent le doigt dans l’œil) et une ou deux interviews à la télé. Ah oui, et ces deux ans et quelques mois à la radio. Je ne danse pas, je ne chante pas en public, je fais de la musique en solitaire, j’écris pour moi-même, et un taciturne ne peut vraiment devenir un protagoniste en dehors des romans. C’est pourquoi je parlais de moi à la troisième personne au début de cette narration rébarbative, et cela risque de se répéter tout au long du récit.



J’ai appris récemment qu’une bonne mémoire est celle qui sait faire le triage des souvenirs, qui expédie tout ce qui est banal ; si elle fonctionne efficacement, elle efface les événements sans importance et privilégie les acquis, c’est-à-dire, les expériences vécues, qui touchent directement l’individu.

Je ne sais pas me débarrasser des événements. Autrement dit, je ne sais pas différencier un événement de ce qui ne l’est pas. Car si j’étais capable de cette distinction, je n’attacherais pas autant d’importance à l’arrière-plan. En revanche, j’enregistre chaque détail : cette égratignure du papier, cette tache dans le plafond, cette ride dans la mise de mon voisin, ce mot rare qu’on n’utilise guère, son effet sur mon interlocuteur (tiens, une anaphore infidèle !), la position dans laquelle elle se trouvait pendant notre entretien, ce qu’elle faisait de ses mains, ce qu’elle a dit avant de me quitter, pour s’excuser, ou pour me faire savoir combien je l’ennuyais.

Délirons à toutes plumes !: Mario ou l'homme idéal...

Délirons à toutes plumes !: Mario ou l'homme idéal...

Quelles sont les caractéristiques de l'homme idéal pour un groupe de Costaricaines ? Les résultats de l'enquête réalisée par trois de nos étudiants.

samedi 5 décembre 2009

Délirons à toutes plumes !: L'homme idéal

Délirons à toutes plumes !: L'homme idéal

Enquête menée par quatre étudiants du niveau 4 de l'Alliance française de San José, sous la direction de J.-L. Sánchez.

Délirons à toutes plumes !: « Vous avez dit Jules ? »


Complément d'enquête, ce billet introduit les deux articles qui paraîtront bientôt sur le blog Délirons à toutes plumes, concernant l'homme idéal tel qu'il est conçu par des femmes costaricaines...

mercredi 21 octobre 2009

Serres chaudes

O serre au milieu des forêts!
Et vos portes à jamais closes!
Et tout ce qu'il y a sous votre coupole!
Et sous mon âme en vos analogies!

Les pensées d'une princesse qui a faim,
L'ennui d'un matelot dans le désert,
Une musique de cuivre aux fenêtres des incurables.

Allez aux angles tièdes!
On dirait une femme évanouie un jour de moisson;
Il y a des postillons dans la cour de l'hospice;
Au loin, passe un chasseur d'élans, devenu infirmier.

Examinez au clair de lune!
(Oh, rien n'y est à sa place!)
On dirait une folle devant les juges,
Un navire de guerre à pleines voiles sur un canal,
Des oiseaux de nuit sur des lys,
Un glas vers midi,
(Là-bas sous ces cloches!)
Une étape de malaches dans la prairie,
Une odeaur d'éther un jour de soleil.

Mon Dieu! Mon Dieu! quand aurons-nous la pluie
Et la neige et le vent dans la serre!



Maeterlinck. Serres chaudes, 1889.

jeudi 8 octobre 2009

Le Nobel de littérature 2009 à Herta Müller

- Herta Müller, lauréate du Nobel de littérature 2009. - AFP - Pierre Franck Colombier   -
Herta Müller, lauréate du Nobel de littérature 2009.
© AFP - Pierre Franck Colombier

La lauréate est l'auteur de romans comme "La Convocation" ou "L'Homme est un grand faisan sur Terre"

Née le 17 août 1953 à Nitzkydorf en Roumanie, où elle faisait partie de la minorité germanophone, Herta Müller a quitté son pays en 1987 pour l'Allemagne de l'Ouest.

Cette récompense est une surprise. Les favoris 2009 étaient plutôt l'Israélien Amos Oz ou l'Algérienne Assia Djébar, ou encore des Américains tels Joyce Carol Oates, Philip Roth.

Herta Müller s'est dite si "étonnée" qu'elle "n'arrive pas à y croire", dans un communiqué de son éditeur. L'écrivain a fait des études de littérature germanique et roumaine à l'université de Timisoara. Son premier livre est paru en Roumanie en 1982 dans une version revue par la censure. Les académiciens suédois ont salué chez cette femme de 56 ans son aptitude à peindre "le paysage des dépossédés".

Elle qui a vécu en Roumanie sous Ceausescu n'a pas,  cessé de condamner la dictature dans ses romans : "Le renard était déjà le chasseur" (publié en France par le Seuil) ou "La convocation", (traduit en français chez Metaillié).

Le précédent auteur allemand à avoir obtenu le Nobel était Günter Grass, en 1999. Mais une femme écrivain de langue allemande, l'Autrichienne Elfried Jelinek, a été couronnée par la suite en 2004 par les académiciens suédois qui composent le jury du Nobel de littérature. Le prix Nobel est accompagné d'une récompense de 10 millions de couronnes suédoises (980.000 euros). L'an dernier, le prix était allé au Français Jean-Marie G. Le Clézio.

Née en Roumanie en août 1953, elle a quitté ce pays en 1987 pour l'Allemagne de l'Ouest. Herta  Müller  déjoue les pronostics des bookmakers, selon lesquels le favori, cette année, était plutôt l'Israélien Amos Oz ou l'Algérienne Assia Djébar, ou encore des Américains comme Joyce Carol Oates, Philip Roth. L'an dernier, le prix était allé au Français Jean-Marie G. Le Clézio.

"Sans voix"

D'après le secrétaire permanent de l'Académie Nobel, Peter Englund, Herta  Müller  est tout simplement restée sans voix en apprenant l'obtention du prestigieux prix littéraire, assorti de dix millions de couronnes suédoises (969.000 euros).  "Elle m'a promis que lorsque nous nous rencontrerons en décembre (pour la cérémonie de remise des prix), elle aura de nouveau trouvé ses mots", a ajouté Englund. "Sa manière d'écrire a une vraie force (...), son message est incroyable", a-t-il poursuivi. "Cela vient en partie de son propre passé de victime de la persécution en Roumanie mais aussi de son passé comme étrangère dans son propre pays."

Une militante anti-Ceausescu autrefois harcelée par la Securitate, qui vit aujourd'hui à Berlin

Née à Nitchidorf en Roumanie, Herta  Müller  a fait des études de littérature germanique et roumaine à l'université de Timisoara.

Elle a fait partie pendant cette période de l'Aktionsgruppe Banat, un cercle de jeunes auteurs germanophones opposés à la dictature de Ceaucescu et militant pour la liberté d'expression.

Son premier livre "Niederungen" - un recueil de nouvelles - est paru en Roumanie en 1982 dans une version revue par la censure, avant de reparaître deux ans plus tard en Allemagne de l'Ouest dans une version non expurgée.  Elle y racontait, comme dans son livre suivant "Drückender Tango" (Tango lourd) publié en 1984, le quotidien de la corruption et de la répression dans son village natal. Müller, dont la mère a été envoyée en camp de travail pendant cinq ans par les Soviétiques, fut elle-même harcelée par la police politique roumaine, la Securitate, pour avoir refusé d'oeuvrer comme informatrice à l'époque où elle travaillait comme traductrice dans une usine, entre 1977 et 1979.

Interdite de publication en Roumanie après avoir publiquement critiqué la dictature, Herta  Müller  a quitté son pays natal en compagnie de son époux, l'écrivain Richard Wagner, deux ans avant la Révolution et l'exécution de Nicolae Ceaucescu en 1989. Douzième femme à recevoir le Nobel de littérature, elle vit et travaille aujourd'hui à Berlin


Les précédents lauréats.


2009: Herta Müller (Allemagne)
2008: Jean-Marie Gustave Le Clezio (France)
2007: Doris Lessing (Grande-Bretagne)
2006: Orhan Pamuk (Turquie)
2005: Harold Pinter (Grande-Bretagne)
2004: Elfriede Jelinek (Autriche)
2003: J.M. Coetzee (Afrique du sud)
2002: Imre Kertesz (Hongrie)
2001: V.S. Naipaul (Grande-Bretagne)
2000: Gao Xingjian (France)
1999: Gunter Grass (Allemagne)
1998: Jose Saramago (Portugal)
1997: Dario Fo (Italie)
1996: Wislawa Szymborska (Pologne)
1995: Seamus Heaney (Irlande)

Source : France3.fr - Culture Livres
Le Nobel de littérature 2009 à Herta Müller

Retrato de un otro

Se encontraron por casualidad; tal vez se buscaron. De repente fueron objeto de miradas inquisidoras; casi se sentían vejados. Poco a poco se apartaron por uno de los senderos que el paisaje ofrecía. Un lugar exótico, lleno de mercaderes...

Uno de ellos, niño abruptamente tornado en hombre hace tres raídas, de rostro sencillo, afable. Iluminado por dos luces apenas perceptibles, se afanaba por conocer a su nuevo amigo. Sin saber que se hacía daño, rascaba con su sexto dedo, delgado, huesudo, la espalda de aquel. Apenas descubría el nuevo miembro, con el que dibujaba trazos ligeros, naturales. El viento amenazaba arrebatárselos.

El otro era un viejo astuto y burlador, condenado a jamás tener amigos. Su rostro estaba oculto. Cerca de él el viento vigilaba receloso, al acecho del menor perfil, de la menor descripción, de su custodiado. Nada dejaba discernir del maldito, cubierto con una vestimenta inexpugnable por mugrienta.

Todo era silencio entre los dos. Únicamente se escuchaban el murmullo de milenarios árboles sacudiéndose, el trino de fabulosos orioles entonando una endecha de mucho tiempo atrás, los mercaderes regateando con sus clientes, el viento, el viento… De repente fue rasgada la cortina de mutismo que separaba a los dos:

– ¿Cómo te llamas?, dijo el primero con su voz que aún no mudaba.

– Como te plazca llamarme, así me llamaré, respondió con sorna el desconocido.

– ¿A qué te dedicas?, dijo ahora, sin haberse recuperado totalmente del asombro, el chico.

– ¡A charlar contigo, tontuelo!

– ¿Qué diré a mis amigos cuando haya de escribirles? Debo conocerte cuanto antes. ¿Y qué informe daré, si te empeñas en ocultarte?

El chico tenía carácter después de todo. Aun así, con ello sólo logró excitar el apetito de mofa de quien se negaba a ser descubierto.

– Cuanto se te antoje; estoy acostumbrado a ser lo que de mí se opina, dictó secamente el viejo para darse ahora el gusto de irritarlo.

– ¿Por qué no me haces preguntas? ¿Acaso no cuentas a tus amigos de las personas que conoces? ¿Tienes amigos?

La última de sus preguntas provocó un gran disgusto en el desconocido…

– No estoy en la obligación de tenerlos, ni de hacerte preguntas. ¿Se te ha ocurrido que no estamos forzados a conocernos?

– ¡Vaya, al fin una pregunta! Es compleja, así que debe ser importante. ¿Qué responderé?, pensó el muchachillo. Respiró profundamente, y después de reflexionar, dijo: Entiendo. Tú no quieres conocerme, y tampoco tienes amigos, parece que no los necesitas. Pero yo sí quiero hablar de ti a mis compañeros, y sí quiero conocerte, y que me conozcas…

El chico no obtuvo respuesta. No le quedaba más que resignarse, e irse por donde había venido. ¡Qué necio eres! ¡Aléjate, ya no quiero conocerte!, sentenció con un mohín de repudio.

… Y los delgados trazos del retrato, apenas visibles, ligeros, naturales, fueron arrebatados por el viento, quien había tenido suficiente con las impertinencias del chicuelo, depositándolos en el viejo saco donde solía guardar tales efectos.

– ¿Has visto? ¡El viento me ha robado tu retrato!

– ¡Pues claro!, ese es su deber. A mí nadie me puede conocer, y quien lo intente pronto olvidará lo que hubiese discernido.

Con esta sentencia se alejaron el hostil anciano y su cómplice. El niño quedó atrás, olvidando...

samedi 15 août 2009

Saint-Loup

Il fut bien vite convenu entre lui et moi que nous étions devenus de grands amis pour toujours, et il disait : « Notre amitié » comme s’il eût parlé de quelque chose d’important et de délicieux qui eût existé en dehors de nous-mêmes et qu’il appela bientôt – en mettant à part son amour pour sa maîtresse – la meilleure joie de sa vie. Ces paroles me causaient une sorte de tristesse, et j’étais embarrassé pour y répondre, car je n’éprouvais à me trouver, à causer avec lui – et sans doute c’eût été de même avec tout autre – rien de ce bonheur qu’il m’était au contraire possible de ressentir quand j’étais sans compagnon. Seul, quelquefois, je sentais affluer du fond de moi quelqu’une de ces impressions qui me donnaient un bien-être délicieux. Mais dès que j’étais avec quelqu’un, dès que je parlais à un ami, mon esprit faisait volte-face, c’était vers cet interlocuteur et non vers moi-même qu’il dirigeait ses pensées et quand elles suivaient ce sens inverse, elles ne me procuraient aucun plaisir. Une fois que j’avais quitté Saint-Loup, je mettais, à l’aide de mots, une sorte d’ordre dans les minutes confuses que j’avais passées avec lui ; je me disais que j’avais un bon ami, qu’un bon ami est une chose rare et je goûtais, à me sentir entouré de biens difficiles à acquérir, ce qui était justement l’opposé du plaisir qui m’était naturel, l’opposé du plaisir d’avoir extrait de moi-même et amené à la lumière quelque chose qui y était caché dans la pénombre. Si j’avais passé deux ou trois heures à causer avec Robert de Saint-Loup et qu’il eût admiré ce que je lui avais dit, j’éprouvais une sorte de remords, de regret, de fatigue, de ne pas être resté seul et prêt enfin à travailler. Mais je me disais qu’on n’est pas intelligent que pour soi-même, que les plus grands ont désiré d’être appréciés, que je ne pouvais pas considérer comme perdues des heures où j’avais bâti une haute idée de moi dans l’esprit de mon ami, je me persuadais facilement que je devais en être heureux et je souhaitais d’autant plus vivement que ce bonheur ne me fût jamais enlevé que je ne l’avais pas ressenti. On craint plus que de tous les autres la disparition des biens restés en dehors de nous parce que notre cœur ne s’en est pas emparé. Je me sentais capable d’exercer les vertus de l’amitié mieux que beaucoup (parce que je ferais toujours passer le bien de mes amis avant ces intérêts personnels auxquels d’autres sont attachés et qui ne comptaient pas pour moi) mais non pas de connaître la joie par un sentiment qui au lieu d’accroître les différences qu’il y avait entre mon âme et celles des autres – comme il y en a entre les âmes de chacun de nous – les effacerait. En revanche par moments ma pensée démêlait en Saint-Loup un être plus général que lui-même, le « noble », et qui comme un esprit intérieur mouvait ses membres, ordonnait ses gestes et ses actions ; alors, à ces moments-là, quoique près de lui j’étais seul comme je l’eusse été devant un paysage dont j’aurais compris l’harmonie. Il n’était plus qu’un objet que ma rêverie cherchait à approfondir. À retrouver en lui cet être antérieur, séculaire, cet aristocrate que Robert aspirait justement à ne pas être, j’éprouvais une vive joie, mais d’intelligence, non d’amitié. Dans l’agilité morale et physique qui donnait tant de grâce à son amabilité, dans l’aisance avec laquelle il offrait sa voiture à ma grand-mère et l’y faisait monter, dans son adresse à sauter du siège quand il avait peur que j’eusse froid, pour jeter son propre manteau sur mes épaules, je ne sentais pas seulement la souplesse héréditaire des grands chasseurs qu’avaient été depuis des générations les ancêtres de ce jeune homme qui ne prétendait qu’à l’intellectualité, leur dédain de la richesse qui, subsistant chez lui à côté du goût qu’il avait d’elle rien que pour pouvoir mieux fêter ses amis, lui faisait mettre si négligemment son luxe à leurs pieds ; j’y sentais surtout la certitude ou l’illusion qu’avaient eue ces grands seigneurs d’être « plus que les autres » grâce à quoi ils n’avaient pu léguer à Saint-Loup ce désir de montrer qu’on est « autant que les autres », cette peur de paraître trop empressé qui lui était en effet vraiment inconnue et qui enlaidit de tant de laideur et de gaucherie la plus sincère amabilité plébéienne. Quelquefois je me reprochais de prendre ainsi plaisir à considérer mon ami comme une œuvre d’art, c’est-à-dire à regarder le jeu de toutes les parties de son être comme harmonieusement réglé par une idée générale à laquelle elles étaient suspendues mais qu’il ne connaissait pas et qui par conséquent n’ajoutait rien à ses qualités propres, à cette valeur personnelle d’intelligence et de moralité à quoi il attachait tant de prix.

Marcel Proust. À la recherche du temps perdu.

samedi 8 août 2009

Un jour je ferai la connaissance de son amie...

Un jour je ferai la connaissance de son amie. Nous prendrons un verre d'ouzo dans le quartier, puis nous irons jusqu'à la mer avec sa mobylette. Elle perdra son sabot en route.

- J'ai perdu mon sabot ! me dira-t-elle en me montrant son pied nu.

Je descendrai de la mobylette et je chercherai son sabot sur la chaussée sans me préoccuper des voitures qui dévaleront à tombeau ouvert l'avenue Syngrou. Je le trouverai et je le remettrai à son pied. Nous irons dans une boîte qui s'appellera L'Amazone, en face de l'aéroport.

- Vous n'auriez pas vu ma femme par hasard ? me demandera Charles Carrier.

Il me serrera la main et s'éloignera vite. Nous boirons du gin. Nous nous assiérons par terre au milieu d'une rangée de plantes artificielles. Elle posera sa tête sur mon épaule. Je lui caresserai la poitrine. Je lui proposerai d'aller boire un café à l'aéroport.

- Tu crois que c'est ouvert à cette heure-ci ?

Elle aura du mal à se lever. Ses forces l'abandonneront alors que nous serons entrain de traverser le parking en plein air de l'aéroport. Je l'installerai au pied d'un arbuste rachitique. L'aéroport sera effectivement couvert, ainsi que le bar, mais il n'y aura personne dans les immenses salles d'attente qui sont généralement bondées. Un seul vol inscrit sur le panneau des arrivées, prévu pour quatre heures du matin, en provenance de New Dehli. Je sortirai avec les deux gobelets de café. La fille aura disparu. Une voix dira :

- Tu cherches la fille ?

Ce sera un soldat armé d'une mitrailleuse, dirigée vers le bas.

- Elle est partie, me dira-t-il.

Je viderai au pied de l'arbre l'un des cafés et je m'éloignerai en buvant l'autre. Je ne trouverai pas ma mobylette à l'endroit où nous l'aurions laissée. Un taxi passera à grande vitesse devant moi. À l'arrière du véhicule, j'apercevrai Véronique Carrier.

Vassilis Alexakis. La langue maternelle.

mardi 12 mai 2009

La pluie


Les cent mille doigts de la pluie
tambourinent sur mon toit gris,
la pluie, la pluie, la pluie, la pluie,
berce ma grise songerie.

Elle est petite, elle est tranquille,
la pluie qui caresse la ville,
elle s’étire, elle s’effile,
chantant des romances faciles.

J’écoute ses légers ruisseaux
et je vois ses patients fuseaux
tisser les plus subtils réseaux
de dentelles d’argent et d’eau.

Pluie menue, ô pluie passagère,
tendre pluie, onde potagère,
tu t’enfuis sans plus de manières
et tu vas rêver sous la terre…

Là-bas, dans la nuit et le vent,
les vagues s’en vont déferlant
avec de sombres hurlements
et ton dos se gonfle, Océan !



Pierre Gamarra

dimanche 10 mai 2009

Un regalo


La sirena de los barcos, la niebla, el mugido de la vaca, el musgo, la nariz de los perros, el fango, todas las cosas húmedas del mundo se parecen al resentimiento. Cuando algo duele, no hasta herir, pero sí hasta maltratar, el espíritu se reblandece, se licua como vela al fuego, y ocurren en la boca gestos húmedos que deforman los labios; en los ojos contracciones húmedas que anegan la mirada; en el espíritu reacciones húmedas que diluyen los conceptos. El resentimiento no tiene forma, o tiene la forma de todo lo esponjoso. No se proyecta, funciona hacia adentro, desintegrando gradualmente desde lo que ven nuestros ojos velados por el cóncavo cristal de la lágrima, hasta aquello que sentimos y que también se desintegra dejando en el recuerdo una imagen fantasmal. El resentimiento es una humedad del alma.

Seca y gris como la ceniza; seca y dura como la piedra; seca y movible como la llama; seca y fría como el metal; seca y quebradiza como el vidrio; seca y sonora como la campana; así es la soledad. Tocar por casualidad en la agitación de la calle el brazo de un hombre, no la remedia; rozar por accidente otra mano que ha quedado junto a la nuestra, tampoco. La soledad es ella dentro del bullicio; ella también en el silencio. Se mueve sin contaminarse entre las multitudes, porque la aglomeración de los cuerpos no destruye su rígida integridad. Al que está solo algo seco y también impermeable le sucede en el alma. Se lleva a sí mismo como dentro de una torre, o dentro de una concha por doquiera que vaya; proyecta su soledad como un miasma, y todos se alejan de él porque despide un tufo repelente. Al que está solo se le va empequeñeciendo el espíritu, agrandando el deseo como un hongo, desorientando el cerebro contra la pared sin eco del silencio, encogiendo la voluntad hasta topar con el sordo límite de la inercia; se le van entorpeciendo los gestos hasta llevarlo al abortado gesto de la imbecilidad. Al que está solo le suenan cascabeles de locura en la cabeza; en las manos le vibran temblores eléctricos de impulso fallido; de sus pies van colgando caminos largos hacia ninguna parte; en sus ojos los colores giran hasta producir vertiginosamente la negación de todos los colores. Al que está solo le crecen murallas por enfrente; se le agrandan los seres humanos hasta monstruos; se le confunden los árboles, los gatos y las puertas. Los gestos ajenos han de proyectarse ante la vista del que está solo como visajes innobles, porque no son para él. Huye, pero su miedo es, como el valor, una huida hacia adelante. Huye porque el antídoto de la soledad no es la compañía: es la palabra.




Un regalo. Extracto. Yolanda Oreamuno.

mercredi 6 mai 2009

JOIE DE VIVRE



Dès le matin, par mes grand-routes coutumières

Qui traversent champs et vergers,
Je suis parti clair et léger,
Le corps enveloppé de vent et de lumière.

Je vais je ne sais où. Je vais, je suis heureux ;
C’est fête et joie en ma poitrine ;
Que m’importent droits et doctrines,
Le caillou sonne et luit sous mes talons poudreux… ;

Les bras fluides et doux des rivières m’accueillent ;
Je me repose et je repars
Avec mon guide : le hasard,
Par des sentiers sous bois dont je mâche les feuilles…

Pour la première fois, je vois les vents vermeils
Briller dans la mer des branchages ;
Mon âme humaine n’a point d’âge ;
Tout est jeune, tout est nouveau sous le soleil.

J’aime mes yeux, mes bras, mes mains, ma chair, mon torse.
Et mes cheveux, amples et blonds
Et je voudrais, par mes poumons,
Boire l’espace entier pour en gonfler ma force…


Émile Verhaeren, Les Forces tumultueuses.

mardi 28 avril 2009

Le Corbeau

UNE fois, par un minuit lugubre, tandis que je m’appesantissais, faible et fatigué, sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié — tandis que je dodelinais la tête, somnolant presque : soudain se fit un heurt, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre — cela seul et rien de plus.

Ah ! distinctement je me souviens que c’était en le glacial Décembre : et chaque tison, mourant isolé, ouvrageait son spectre sur le sol. Ardemment je souhaitais le jour — vainement j’avais cherché d’emprunter à mes livres un sursis au chagrin — au chagrin de la Lénore perdue — de la rare et rayonnante jeune fille que les anges nomment Lénore : — de nom pour elle ici, non, jamais plus !

Et de la soie l’incertain et triste bruissement en chaque rideau purpural me traversait — m’emplissait de fantastiques terreurs pas senties encore : si bien que, pour calmer le battement de mon cœur, je demeurais maintenant à répéter « C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée, à la porte de ma chambre — quelque visiteur qui sollicite l’entrée, à la porte de ma chambre ; c’est cela et rien de plus. »

Mon âme devint subitement plus forte et, n’hésitant davantage « Monsieur, dis-je, ou Madame, j’implore véritablement votre pardon ; mais le fait est que je somnolais et vous vîntes si doucement frapper, et si faiblement vous vîntes heurter, heurter à la porte de ma chambre, que j’étais à peine sûr de vous avoir entendu. » — Ici j’ouvris, grande, la porte : les ténèbres et rien de plus.

Loin dans l’ombre regardant, je me tins longtemps à douter, m’étonner et craindre, à rêver des rêves qu’aucun mortel n’avait osé rêver encore ; mais le silence ne se rompit point et la quiétude ne donna de signe : et le seul mot qui se dit, fut le mot chuchoté « Lénore ! » Je le chuchotai — et un écho murmura de retour le mot « Lénore ! » — purement cela et rien de plus.

Rentrant dans la chambre, toute mon âme en feu, j’entendis bientôt un heurt en quelque sorte plus fort qu’auparavant. « Sûrement, dis-je, sûrement c’est quelque chose à la persienne de ma fenêtre. Voyons donc ce qu’il y a et explorons ce mystère — que mon cœur se calme un moment et explore ce mystère ; c’est le vent et rien de plus. »

Au large je poussai le volet ; quand, avec maints enjouement et agitation d’ailes, entra un majestueux Corbeau des saints jours de jadis. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta ni n’hésita un instant : mais, avec une mine de lord ou de lady, se percha au-dessus de la porte de ma chambre — se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre — se percha, siégea et rien de plus.

Alors cet oiseau d’ébène induisant ma triste imagination au sourire, par le grave et sévère décorum de la contenance qu’il eut : « Quoique ta crête soit chue et rase, non ! dis-je, tu n’es pas pour sûr un poltron, spectral, lugubre et ancien Corbeau, errant loin du rivage de Nuit — dis-moi quel est ton nom seigneurial au rivage plutonien de Nuit. » Le Corbeau dit : « Jamais plus. »

Je m’émerveillai fort d’entendre ce disgracieux volatile s’énoncer aussi clairement, quoique sa réponse n’eût que peu de sens et peu d’à propos ; car on ne peut s’empêcher de convenir que nul homme vivant n’eut encore l’heur de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre — un oiseau ou toute autre bête sur le buste sculpté, au-dessus de la porte de sa chambre, avec un nom tel que : « Jamais plus. »

Mais le Corbeau, perché solitairement sur ce buste placide, parla ce seul mot comme si, son âme, en ce seul mot, il la répandait. Je ne proférai donc rien de plus : il n’agita donc pas de plume — jusqu’à ce que je fis à peine davantage que marmotter « D’autres amis déjà ont pris leur vol — demain il me laissera comme mes Espérances déjà ont pris leur vol. » Alors l’oiseau dit : « Jamais plus. »

Tressaillant au calme rompu par une réplique si bien parlée : « Sans doute, dis-je, ce qu’il profère est tout son fonds et son bagage, pris à quelque malheureux maître que l’impitoyable Désastre suivit de près et de très près suivit jusqu’à ce que ses chansons comportassent un unique refrain ; jusqu’à ce que les chants funèbres de son Espérance comportassent le mélancolique refrain de « Jamais — jamais plus. »

Le Corbeau induisant toute ma triste âme encore au sourire, je roulai soudain un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; et m'enfonçant dans le velours, je me pris à enchaîner songerie à songerie, pensant à ce que cet augural oiseau de jadis — à ce que ce sombre, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau de jadis signifiait en croassant : « Jamais plus. »

Cela, je m’assis occupé à le conjecturer, mais n’adressant pas une syllabe à l’oiseau dont les yeux de feu brûlaient, maintenant, au fond de mon sein ; cela et plus encore, je m’assis pour le deviner, ma tête reposant à l’aise sur la housse de velours des coussins que dévorait la lumière de la lampe, housse violette de velours dévoré par la lumière de la lampe qu’Elle ne pressera plus, ah ! jamais plus.

L’air, me sembla-t-il, devint alors plus dense, parfumé selon un encensoir invisible balancé par les Séraphins dont le pied, dans sa chute, tintait sur l’étoffe du parquet. « Misérable, m’écriai-je, ton Dieu t’a prêté — il t’a envoyé, par ces anges, le répit — le répit et le népenthès dans ta mémoire de Lénore ! Bois ! oh ! bois ce bon népenthès et oublie cette Lénore perdue ! » Le Corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète, dis-je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon ! Que si le Tentateur t’envoya ou la tempête t’échoua vers ces bords, désolé et encore tout indompté, vers cette déserte terre enchantée — vers ce logis par l’horreur hanté : dis-moi véritablement, je t’implore ! y a-t-il du baume en Judée ? — dis-moi, je t’implore. » Le Corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète, dis je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon ! Par les Cieux sur nous épars — et le Dieu que nous adorons tous deux — dis à cette âme de chagrin chargée si, dans le distant Eden, elle doit embrasser une jeune fille sanctifiée que les anges nomment Lénore — embrasser une rare et rayonnante jeune fille que les anges nomment Lénore. » Le Corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Que ce mot soit le signal de notre séparation, oiseau ou malin esprit, » hurlai-je, en me dressant. « Recule en la tempête et le rivage plutonien de Nuit ! Ne laisse pas une plume noire ici comme un gage du mensonge qu’a proféré ton âme. Laisse inviolé mon abandon ! quitte le buste au-dessus de ma porte ! ôte ton bec de mon cœur et jette ta forme loin de ma porte ! » Le Corbeau dit : « Jamais plus ! »

Et le Corbeau, sans voleter, siège encore — siège encore sur le buste pallide de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve, et la lumière de la lampe, ruisselant sur lui, projette son ombre à terre : et mon âme, de cette ombre qui gît flottante à terre, ne s’élèvera — jamais plus !

Edgar Allan Poe. Traduit par Stéphane Mallarmé.

Les étangs de brume


Ils apparurent bientôt du plus noir de la forêt, leurs corps fumants et diaphanes avançant avec calme et sans bruit, des fleur piquées dans les replis les plus secrets de leur peau, des glaïeuls sauvages, des anémones, les asphodèles, l’orchis mâle.

Leur toisons, teintes de fraises et de mûres écrasées, dégouttaient le long de leurs jambes; ils échangeaient des caresses, promenant leurs lents regards sereins sur les arbres et la surface de l’étang. Ils en firent trois fois le tour, échappant comme par miracle aux mailles des oiseleurs. Puis ils entrèrent dans l’eau.

Mais là était tendu un filet plus traître encore, mû par une mécanique savante. Les amants s’enfoncèrent dans l’onde, toujours plus sombre, toujours plus profonde, achevant sous les algues les gestes commencés. On ne vit bientôt plus que leurs têtes, comme cent têtes coupées sur un plateau d’obsidienne, puis leurs yeux se fermèrent.

- Hop ! hurlèrent les gendarmes avec une violence infernale.

Le filet circulaire se releva d’un seul coup.

Il était vide. Seules des araignées d’eau et deux libellules s’empêtraient dans les fils. Et l’on entendit une voix, mais elle était faite de beaucoup de voix assamblées, une voix qui disait:

- Nous sommes morts depuis longtemps. Mais vos enfants mangeront des raisins verts et nous ressusciterons.

S. Corinna Bille. Les étangs de brume. 1976. (Extrait).

Demain, dès l'aube

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et, quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Voir la bande dessinée.

Víctor Hugo. 1847

lundi 27 avril 2009

Les petits faunes



Dans ce parc aux pelouses où pas une herbe ne manque, il y eut soudain une belle jeune fille nue (ce qu’on n’avait jamais vu), sensible comme un violoncelle (ce qu’on n’avait jamais entendu), et les petits faunes arrivèrent. Avec des grimaces et des mauvaises manières. La jeune fille (qui n’avait jamais vu ça) voulut s’enfuir. Un pin, d’une branche la souleva. Les faunes à grands cris la réclamèrent, mais le pin la garda. « Merci ! » lui dit-elle. « Je vous aime », soupirait le pin. Il la berçait sans cesse et son parfum endormait la jeune fille.
Un matin, les petits faunes revinrent. Elle les trouva intéressants et, du pin, sauta dans l’herbe.

Corinna Bille. Cent petites histoires cruelles.

La jeune fille sur un cheval blanc


Cela débuta par une gifle violente qu’elle reçut sur la joue droite : une branche de pin. Quelques gouttelettes de sang perlèrent qu’elle essuya de la paume. Qu’avait donc vu son cheval ? Il venait de faire un bond de côté et se jeta en arrière, demeurant braqué sur ses pattes. Elle essaya de le maîtriser. Il se détendit et fonça au galop. Plus rien ni personne ne pourrait l’arrêter à présent ! Toute la forêt rompit ses amarres et cerna la jeune fille d’une ronde hostile. Elle ratatina sur sa selle, fouettée de toutes parts. Les secousses la blessaient, les rênes lui sciaient les doigts. Elle vit un grand pan noir de montagne basculer.

Soudain se dressa devant elle une main.

Et comme lorsque s’est arrêté le carrousel de la foire et que le monde tourne encore autour de lui, elle voit bouger mais lentement, de plus en plus lentement, les arbres, la colline, le pan de montagne noire. Entre ses cuisses raidies, la jument tremble couverte de sueur. Cette main, ce soleil à cinq branches qui s’est levé devant elle et qui l’a arrêtée, à qui appartient-elle ? À un homme. Il est debout devant elle, le visage offert et il la regarde durement. Avec amour. La jument hennit. Mais lui, il la tient ferme par le mors. La jeune fille pense que son bonheur sur la terre serait d’obéir à cet homme.

Corinna Bille. La jeune fille sur un cheval blanc. (Extrait).

Un duende misterioso


Trilby, el duende, murmura a Jeannie su endecha amorosa, insólita y nostálgica.

Cuando Jeannie, de regreso del lago, había visto perderse a lo lejos, adentrarse en una ensenada profunda, esconderse detrás de un cabo enclavado, palidecer en las brumas del agua y del cielo la luz errante de la barca viajera que llevaba a su marido y las esperanzas de una pesca afortunada, ella miraba aún desde el umbral de la casa, luego volvía a entrar suspirando, atizaba las brazas medio emblanquecidas por la ceniza, y hacía que su huso de cítiso diera piruetas mientras tarareaba el cántico de San Dunstán o la balada del resucitado de Aberfoil.

Y en cuanto sus párpados, pesados por el sueño, comenzaban a velar sus ojos cansados, Trilby, que envalentonaba el adormecimiento de su amada, saltaba ligeramente de su hoyo, brincaba con un gozo de niño en las llamas, haciendo saltar a su alrededor una nube de chispas de fuego, se acercaba más retraído a la hilandera dormida, y a veces, reconfortado por el soplo regular que se exhalaba de sus labios a intervalos medidos, avanzaba, reculaba, volvía otra vez, se precipitaba hasta sus rodillas rozándolas como una mariposa nocturna con el batir mudo de sus alas invisibles, iba a acariciar su mejilla, a arrollarse en los rizos de sus cabellos, a suspenderse de los aros de oro de sus orejas sin hacerlos pesados o a reposar sobre su seno murmurando con una voz más suave que el suspiro del aire apenas conmovido cuando muere sobre una flor de temblón:


“Jeannie, mi bella Jeannie, escucha un momento al amante que te ama y que llora por amarte, porque tú no respondes a su ternura. Ten piedad de Trilby, del pobre Trilby. Yo soy el duende de la choza. Soy yo, Jeannie, mi bella Jeannie, quien cuida al cordero de tus tiernos cariños y que da a su lana un lustre que lo disputa a la seda y a la plata. Soy yo quien soporta el peso de tus remos para ahorrarlo a tus brazos y quien impulsa a lo lejos las aguas que aquellos apenas han tocado. Soy yo quien sostiene tu barca cuando se inclina bajo el esfuerzo del viento y quien la hace navegar contra la marea como sobre una pendiente ligera.

Los peces azules del lago Largo y del lago Bello, esos que a la luz del sol bajo las aguas bajas de la rada hacen centellear los zafiros de sus dorsos deslumbrantes, soy yo quien los he traído de mares lejanos del Japón, para regocijar los ojos de la primera hija que traerás al mundo y que verás lanzarse a medias de tus brazos siguiendo sus movimientos ágiles y los reflejos variados de sus escamas brillantes.

Las flores que te sorprendes de encontrar por la mañana a tu paso por la más triste estación del año, soy yo quien voy a robarlas para ti en campos encantados cuya existencia no sospechas y donde yo moraría, si lo hubiera querido, risueñas moradas, sobre lechos de musgo aterciopelado que la nieve no cubre jamás, o en el cáliz perfumado de una rosa que no se marchita más que para hacer lugar a rosas más bellas. Cuando tú respiras un manojo de tomillo arrancado de la roca y sientes de repente tus labios sorprendidos con un movimiento súbito, como el impulso de una abeja que vuela, es un beso que te arrebato al pasar.”


Charles Nodier, Trilby o el Duende de Argail (1882)